Une aventure familiale

En 1715, un riche négociants malouin, Guillaume Eon, construit la Ville Bague. Au fil des années plusieurs générations d’Eon vont se succéder, puis en 1776, le domaine passe entre les mains des Magon, seigneurs de la Chipaudière (l’une des fameuses famille des «Messieurs de Saint-Malo»). Il est ensuite acheté par le marquis de Chefontaine, mais en 1789, à la Révolution, le domaine est laissé à l’abandon. A partir de 1822, la Ville Bague va appartenir à différentes familles mais se dégrade inexorablement. En 1975, lorsque Jacques Chauveau achète le domaine, il est en ruine.  

UN SAUVETAGE ET UNE RESTAURATION
Les travaux de restauration s’avèrent gigantesques et dureront plus de vingt ans. Le mobilier et le papier peint panoramique, fleuron de la Ville Bague, avaient disparu, tout s’était volatilisé et il allait falloir tout retrouver. L’intérieur de la chapelle, n’était pas mieux loti. L’autel, les vitraux et tous les éléments de culte brillaient par leur absence et au sol, des sacs de pommes de terre germaient sous des couches de poussière. Il a fallu refaire les salles de bain, le chauffage central, toute l’électricité et reprendre le plancher issu de pont de navires réformés. Ces parquets sont fréquents dans les malouinières qui arborent fièrement cette image liée au monde de la mer. Les navigateurs avaient déjà un esprit écologique et ne laissaient rien périr. On récupérait et on adaptait tout ce qui pouvait être récupérable.

Jacques court les brocantes, les salles de ventes et les antiquaires pour reconstituer peu à peu l’ensemble du mobilier. Les commodes de la malouinière retrouvent leur place. Nantes et Bordeaux avaient leurs propres commodes, mais celles de Saint-Malo du XVII ème siècle, se distinguent facilement par leurs garnitures métalliques. Poignées et entrées de serrures sont toujours finement ouvragées en cuivre ou en laiton. Les boiseries d’origine, quant à elles, étaient toujours en place et ont simplement bénéficié d’une restauration. Le papier peint panoramique, acheté à un antiquaire du Mans, reprenait enfin sa place d’origine sur deux pans de murs du salon.
La 1ère scène, raconte l’arrivée du conquistador Pizarro au Pérou et sa rencontre avec Atahualpa l’empereur Inca. Les indiens n’avaient jamais vu de chevaux ; croyant que c’était l’arrivée des Dieux sur Terre  ils les couvrirent d’or et d’argent. L’or était précieux pour eux, il représentait la sueur du soleil, quand à l’argent, il symbolisait les larmes de la lune. Sur la 2ème scène du papier peint, les artistes ont représenté la chasse, la pêche et la cueillette en s’inspirant du thème du « Bon Sauvage » de Jean-Jacques Rousseau. Sur la 3ème scène, on voit l’Empereur Atahulapa offrir sa fille à Pizzaro et sur la dernière scène est représentée l’adoration au soleil. Ce papier peint, réalisé en 1820, montre bien que ceux qui l’ont créé n’étaient jamais allés au Pérou. La représentation de la plupart des femmes ont les traits de Joséphine de Beauharnais et l’architecture du temple, fait plus penser au Parthénon d’Athènes qu’à un temple inca. Enfin, si on observe Pizarro sur son cheval, on peut le comparer avec la toile « Bonaparte en Egypte », la pause et l’orientation du visage sont identiques.
La partie droite du papier « l’arrivée des espagnols au Pérou » était très abimée. Neuf mois de travail furent nécessaires aux ateliers des Arts Décoratifs de Paris pour reprendre au pinceau chaque détail, en se référant à l’exemplaire possédé par le Musée et en réinterprétant les couleurs. Les teintes passées avaient bien plus de charme que lorsque le papier sortait des ateliers. La couleur profonde et puissante des nouveaux imprimés a un aspect plus « raide » que les pièces plus anciennes qui, elles, prennent la douceur du temps qui passe.

COMMENT SONT REALISES LES PAPIERS PEINTS PANORAMIQUES
Jusqu’en 1830, le papier peint est rabouté (imprimé à partir de tampons de bois gravé). Pour atteindre 4 m de haut, la taille originale des lés, on utilisait des planches de 50 cm au carré. A l’aide d’un large pinceau, l’ouvrier déposait la couleur sur toute la surface du papier et deux autres peaufinaient le travail. Le motif de chaque tampon repéré, était pressé puis imprimé sur toute la longueur du lés. Plusieurs matrices étaient utilisées, en fonction des teintes à réaliser. Ce genre d’ouvrage demandait plus de 3000 tampons et jusqu’à 2 ans de travail aux imprimeurs spécialisés.

 

La rampe d’escalier d’origine, qui avait été fondue par les révolutionnaires en 1794, avait été remplacée par un triste monte-marches contemporain. Jacques Chauveau dégota une rampe en fer forgé authentique dans une ancienne malouinière et la fit adapter par un ferronnier d’art. Une fois installée, elle semblait faire partie du décor depuis toujours. En parallèle, sa femme Madeleine s’occupe de redonner vie au parc. Aidée d’un jardinier, elle va tout recréer. Les allées sont tracées au cordeau, les plantes originales réinstallées puis remises en forme, bosquets et allées sont re-dessinées et on remplace le bassin. Celui d’origine avait disparu et c’est en morceaux qu’arrive la nouvelle pièce d’eau datant de Louis XIV et chinée dans un vieux manoir. Ce gigantesque puzzle va devoir être reconstitué et ce n’est pas une mince affaire ; mais rien n’arrête Madeleine. A force d’opiniâtreté elle va redonner vie au bassin en y adjoignant une statue fontaine et de magnifiques nénuphars. Dans les bosquets, les fleurs s’épanouissent gentiment sous la frondaison des arbres d’origine et le pigeonnier, exhibe enfin ses beaux murs en moellon. Autour du bâtiment débarrassé de ses plantes grimpantes, les gigantesques feuilles de Gunera donnent un aspect équatorial à l’ensemble. Un clin d’œil des propriétaires qui étaient de grands voyageurs. Le banc en pierre trônant au bout du parc sera le seul vestige n’ayant pas bougé depuis le XVIII ème siècle.

DES PASSIONNÉS AU SERVICE DU PATRIMOINE
Eric Lopez : « En 2002, J’étais Président d’une association culturelle locale et, passionné par l’histoire de Saint-Malo, j’avais très envie de visiter la Ville-Bague. Jacques Chauveau, le propriétaire de la malouinière, m’a gentiment reçu et fait découvrir dans les moindres détails cette demeure incroyable. En 2003, il décède et sa fille Marie-Hélène, se retrouvant seule avec sa mère, doit gérer ce patrimoine gigantesque. Touché par la beauté des lieux et ayant donné congé à mon ancien employeur, je proposais mes services pour faire la promotion de la Ville Bague.  Dès lors, je me suis totalement investi dans l’aventure. En 2005, nous créions une SARL et nous commencions à ouvrir les portes aux visiteurs. Préserver un tel patrimoine s’avère extrêmement lourd, et nos amis nous disent souvent, « même pour un euro on n’en voudrait pas de la Ville-Bague!». La charge est lourde, on le sait … Mais on n’est pas raisonnable… 20 ans plus tard, je suis toujours là ! »

LES MALOUINIÈRES
Ce sont les demeures de villégiatures construites au 18ème siècles par de riches armateurs malouins. Entourées de hauts murs de pierre, elles sont conçues sur modèle identique : façade crépie à la chaux, deux cheminées d’angle, un corps de logis sur 5 ou 7 travées prolongé par deux ailes abritant les communs. Le toit est recouvert d’ardoises, les angles de murs, ainsi que les entourages de fenêtres sont solidifiés par des pierres de taille en granit. Dans le parc, à l’écart de la maison principale, se trouvent un colombier et une chapelle, un bassin d’ornement, un jardin fleuri et un jardin potager

 

Les propriétaires de malouinières sont confrontés au classement des Monuments Historiques. Chaque intervention, que ce soit sur une fenêtre ou sur le moindre carreau, est sous le contrôle de l’architecte des Monuments de France et les travaux sont obligatoirement assurés par des artisans d’art homologués. La Ville Bague elle, est classée pour son papier peint panoramique (auquel on est tenu de maintenir une température de 16°) ainsi que pour les boiseries du salon. Le reste de la propriété n’est soumis qu’à l’inventaire des Monuments Historiques. Grace à ce statut « allégé » ses propriétaires peuvent choisir les entreprises sans passer par des artisans agréés plus onéreux. Cela dit, pour changer une fenêtre, il leur faut déposer un permis de construire et prévenir les Monuments Historiques. C’est très contraignant, car il faut se conformer à un cahier des charges lorsqu’on est classé. Ici, il n’est pas question de DPE (Diagnostic des Performances Énergétiques), on ne peut envisager aucun isolant thermique ou phonique des murs. Cela dit, ils sont tellement épais que l’on se passe facilement de ce genre de protection. Les murs d’enceinte demandent une attention permanente. ll suffit d’une saison pluvieuse, suivie d’une période glacée, pour que les pierres se déboitent sous l’effet du gel et que l’ensemble s’effondre.

Eric Lopez : « Pour entretenir et faire vivre le domaine, nous avons décidé de créer plusieurs types d’animations. Il y a bien sur les visites tout au long de l’année, mais aussi la location des gîtes et pour augmenter ce potentiel, nous louons les lieux pour des mariages ou des séminaires. Chaque année, nous organisons deux fêtes des plantes, une au printemps et l’autre à l’automne, puis un petit marché de Noël en décembre. Enfin à Pâques, nous proposons une chasse aux œufs qui remporte un vif succès auprès des familles.

UNE NOUVELLE GENERATION PREND LES RENNES
Guillaume, le fils de Marie-Hélène, qui est revenu s’installer dans la région avec sa femme et ses enfants, est en train de prendre la relève. Il a quitté ses précédentes activités pour se consacrer entièrement à la Ville-Bague. Ce sang neuf apporte déjà des idées originales, comme celle d’organiser des visites nocturnes avec une offre de petite restauration et des chasses au trésor pour les enfants à la belle saison. Plein de nouveautés qui devraient permettre à ce magnifique lieu de perdurer et s’inscrire dans le temps des belles réalisations humaines.